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— Shao ?

— Ici, ici, Rom !

Roman Kazan sourit au capitaine du Samara Ming qui lui tendait le poing en guise d'adieu. Négligeant l'échelle de corde mise en place par les marins, Shao la guette-agile avait saisi un filin qui pendait du mât de misaine et elle s'était envolée. Maintenant, elle lui faisait signe depuis la barque amarrée à la poupe du voilier.

Rom choqua ses phalanges contre celles du capitaine et empoigna l'échelle. En bas, Shao avait déjà pris les rames. Le Samara Ming virait avec la légèreté d'un cétacé à flotteurs. La petite barque en cuir de baleine bleue échappa très vite aux remous du sillage.

— Laisse-moi ramer, dit Rom. Guette la côte.

Le capitaine du voilier avait réussi à s'approcher très près de l'univers-île de Zelazna Ruda. La côte était à moins d'une heure de rame. Rom donna un coup d'aviron à bâbord et laissa la houle porter l'esquif. Il n'était pas un homme de la mer, ni de la brume.

Jeune encore, assez mince mais carré d'épaules, le visage osseux sous une barbe cuivre et fer, que rejoignait aux tempes une fougueuse chevelure de teinte plus claire, il aimait la terre ferme et les horizons purs.

Ses sourcils longs, taillés, dissimulaient à demi ses yeux gris au regard de chasseur. L'arête deux fois cassée de son nez puissant, les cicatrices et traces de brûlures, souvent mal effacées par une chirurgie hâtive, qui marquaient son visage tout autour des yeux, les coins de sa bouche, ses tempes, sa mâchoire et son cou, prouvaient s'il l'eût fallu que le docteur Kazan exerçait un métier dangereux.

Rom était exorciste.

 

La barque dansait avec grâce au-dessus des lames. Le Soleil, dédoublé par un halo, brillait faiblement à travers la brume sur l'horizon aveugle. La visibilité dans la ceinture temporelle ne dépassait pas quelques dizaines de mètres. Shao se pencha brusquement à l'avant de la barque qui faillit chavirer.

— C'est bon, guette, guette, ma fille.

— Je ne suis pas une fille. Encore moins la tienne !

Et pourtant, elle avait bien l'air d'une très jeune humaine, du moins quand elle ne bougeait pas trop vite : une adolescente poussée en liane, hypersensible, avec une musculature déliée et puissante, un corps esquissé plus que dessiné, un visage mince, aux traits un peu enfantins, des yeux immenses, bleu azur, capables de foncer jusqu'au noir, des cheveux flous, et fous, comme une toison sur sa poitrine et ses reins… Les guettes-agiles étaient des créatures d'après le cataclysme temporel qui avait transformé la Terre en un archipel d'univers-îles. Demi humaines ou plus qu'humaines, les avis divergeaient. Associées avec l'homme, mais jusqu'à quand ?

La petite barque avait maintenant quitté l'océan intertemporel pour aborder la frange territoriale de Zelazna. L'atmosphère s'obscurcissait, les embruns devenaient gluants, huileux. La mer, grise, sale, semblait sortir d'un dessin en noir et blanc du deuxième millénaire. Elle se creusait d'entonnoirs écumants, que l'esquif des deux voyageurs n'évitait pas à tout coup.

Rom et Shao s'étaient allongés côte à côte dans le fond de l'embarcation, abandonnant les rames. Le Samara Ming les avait déposés à proximité d'un des rares points d'aspiration de l'île Zelazna Ruda. Ils seraient forcément portés au rivage par le courant.

Du moins si tout allait bien.

Parfois Shao se dressait ou se soulevait pour guetter. Ses mouvements étaient si rapides que Rom en avait à peine conscience. Elle parvenait même à préserver le fragile équilibre de la barque, ballottée entre deux forces contraires. Puis elle s'allongeait de nouveau contre lui pour se figer aussitôt dans une immobilité totale.

« La guette-agile et l'exorciste, pensait-il. Un couple étrange et une sacrée bonne équipe ! »

— J’suis pas tranquille, siffla Shao. D'après toi, c'est Yella ?

— Le démon de Zelazna Ruda ? Comment veux-tu que je sache ? L'éclaireur le croit. Mais je me méfie des éclaireurs.

— Tu vas la tuer ?

— On ne tue pas les démons du temps.

— Toi, tu en as tué.

Shao s'agenouilla lentement, pour que Rom la voie. La harpie jaillit de la mer comme une fusée, à ce moment précis, avec un cri grinçant et déchirant. Les harpies étaient des sortes de guettes-agiles inversées, noires, mauvaises, mais capables aussi de contrôler leur temps propre pour précipiter leur rythme vital.

Rom ne vit qu'une sorte de tourbillon gris dans la pénombre grise. Il leva la tête d'instinct. Les cris lui remplirent le cerveau, une gifle le renvoya contre le bordage de la barque qui se retourna à moitié. Assommé, il se colla contre le fond, en se cramponnant au banc de nage. La harpie voulait sans doute retourner la coque pour les jeter à la mer. Dans l'eau, ils n'avaient aucune chance, ni l'un ni l'autre, contre cette espèce de singe amphibie à la tête de méduse et aux griffes de chat, venue, racontait-on, du lointain futur.

— Je l'ai, vite ! cria Shao.

Plus rapide, mais moins bonne combattante et dépourvue de griffes, la guette-agile ne tiendrait pas dix secondes face à la harpie. Il en fallait cinq à Rom pour sortir le ralentisseur de la sacoche collée à sa cuisse et prier pour que ça marche.

L'arme ressemblait à une inoffensive boule de santé. C'était aussi une boule de santé. Quand il la serra dans sa paume, son corps s'illumina de l'intérieur et il ressentit un fort pincement dans la poitrine, signe que son cœur battait trop vite. Puis il y eut un éclair blanc-bleu, comme un flash photo. Pendant une seconde ou deux, Rom vit la guette-agile et la harpie enlacées danser un ballet bondissant d'un bord à l'autre du canot. Shao luttait à la fois pour maintenir l'équilibre de la barque et pour neutraliser son ennemie.

Sa plus grande rapidité lui permettait ce double jeu, mais pas sans risque. La harpie aussi, par chance, essayait de faire deux choses à la fois ou peut-être trois : renverser la barque, immobiliser Shao et lui arracher les yeux. Ces monstres, quand ils avaient capturé une proie, lui mangeaient les yeux, la langue et souvent les organes sexuels. Leur voracité les perdait.

Rom pressa une deuxième fois la boule avec le pouce pour déclencher l'effet ralentisseur.

La harpie se figea la première. Elle ne fut plus qu'un dérisoire sac de peau argenté, ses griffes recourbées plantées dans ses petites paumes flasques. À travers le rideau de cheveux gris qui recouvrait son mince visage simiesque, Rom vit deux yeux ronds révulsés, blancs.

Mais ses membres inférieurs restaient noués au corps de Shao, qui se débattait faiblement. La guette-agile n'avait plus assez de force pour se dégager : la harpie l'entraînait dans sa chute. Rom bondit et la rattrapa. Sa main effleura la peau un peu visqueuse de la simienne. Il eut un sursaut de dégoût. « Tu vas lâcher, toi… » Mais les deux ennemies restaient enlacées. La harpie était beaucoup plus petite que la guette-agile. Elle ne devait pas peser plus de dix kilos.

S'en débarrasser, vite. Le ralentissement induit par le chronostat se dissiperait d'ici à quelques secondes. L'appareil était un très petit modèle qui ne possédait qu'une charge. Et Rom, protégé tant qu'il tenait la boule dans sa main, subissait maintenant un effet retard qui rendait ses gestes gauches et inefficaces. Il appela : « Shao, Shao ! » La guette-agile dodelina la tête, battit des cils en réponse.

Alors, Rom prit son couteau d'exorciste à sa ceinture et commença à trancher la viande fibreuse, tendineuse de la harpie. Il n'aimait pas tuer, encore moins mutiler. Exorciser, c'était rendre la vie, à un être souvent, à un monde tout entier parfois… Mais il n'avait pas le choix. C'était Shao ou la harpie. Et sa mission !

Sa main droite se paralysait. Il jura par l'Éternel, prit le couteau de la main gauche, frappa et tailla. Un peu de sang rose pâle et gluant coula sur ses doigts. Il creva une artère dure comme un tuyau plastique. Un jet plus clair encore lui aspergea la figure. La harpie gronda, gémit, se dénoua enfin. Il la jeta à la mer et serra la guette-agile dans ses bras, à la fois pour la retenir, la réchauffer et lui prouver son tendre attachement.

 

Il avait oublié que les vêtements humains de Shao la gênaient beaucoup. Mais peut-être l'avaient-ils protégée aussi des griffes de la harpie… Dans leur milieu naturel, les guettes-agiles allaient complètement nus. Un fin duvet blanc, doré ou bleuté, couvrait leur peau souple, fine, lisse comme celle d'un très jeune enfant et pourtant d'une extraordinaire résistance à la chaleur et au froid.

Shao était une dorée et sur Zelazna Ruda, elle avait une chance de passer pour une fille du pays. Une fille du pays, une fille du Soleil… En attendant, sa tunique et son pantalon, lacérés, trempés, collaient à son corps. À cause de l'énergie dépensée dans sa lutte avec la harpie, elle s'était mise en hypothermie. Il frissonna en touchant son visage, son épaule, son ventre.

Elle se lova contre lui, au fond de la barque. Elle se mit à arracher ses vêtements à petits gestes saccadés, moins qu'à demi conscients. Sous l'étoffe mouillée, sa peau était comme morte. Elle avait besoin d'être nue pour capter la chaleur que Rom lui donnait. Il se déshabilla à moitié afin de faciliter l'échange.

Les embruns lui mordaient le dos. Une flaque s'était formée au fond du canot. Il serra les dents. Shao le ranima d'une caresse. À certains moments, elle était tout à fait humaine. D'ailleurs, elle avait un sexe de femme et les guettes-agiles ne faisaient pas l'amour autrement que les humains, du moins quand ils le faisaient, car les mâles étaient des monstres de paresse. Alors, les femelles cherchaient près des hommes ce que ces petits singes mous et gras ne savaient pas leur donner : le plaisir, le rêve, la magie…

 

La barque ne bougeait plus. Elle s'était échouée sur le sable gris de l'univers-île. Rom enfila en hâte sa chemise. Shao rit à sa façon : un gloussement de gorge, les narines pincées et la bouche en cœur. L'exorciste lui claqua les reins.

— Habille-toi aussi. Vite !

Elle le regarda d'un air outragé, en mordillant une mèche de cheveux roux. Une intense moquerie émanait de son sourire fermé, sans pouvoir cacher l'adoration qu'elle vouait au puissant exorciste.

— Tu es sûr que c'est bien utile ?

— Tu peux exhiber tes seins et tes cuisses à tous les mâles de ta forêt natale sans qu'un seul lève le petit doigt pour te violer. Mais tu devrais savoir que les hommes ont le désir à fleur de peau, même si les canons de beauté ne sont pas tout à fait identiques. Et puis je te rappelle que nous arrivons sur un monde furieux ! Une patrouille côtière peut surgir à n'importe quel moment. Je m'étonne même que les S.Sols ne soient pas déjà là !

Shao bondit sur la plage, que le soleil couchant, toujours tamisé par un halo de brume, baignait d'une lueur pâle et huileuse. Elle fit voler le sable avec ses doigts de pied, en rattrapa une pincée, les bras tendus au-dessus de sa tête, se retourna lentement vers Rom, sa poitrine menue dardée sans pudeur.

— Je ne te plais pas comme ça ?

Il eut envie de se fâcher ou de feindre la colère, ce qu'elle cherchait sans doute. Il courut à elle, l'index et le médius de la main droite tendus, menaçants.

— Si tu n'obéis pas tout de suite, je vais t'exorciser le ventre. Tu ne pourras plus faire l'amour !

— Même avec toi ?

Elle avait un peu pâli et mordait ses lèvres boudeuses. Elle savait bien qu'elle avait dans le corps un merveilleux démon. Si le docteur Kazan le chassait, la vie ne vaudrait plus d'être vécue. Elle se précipita vers la barque.